La première neige.

Philippe ARNAUD

 

 

C'est pas qu'il avait tapé trop fort mais quand elle était tombée, contrairement à d'habitude, ce soir là, elle ne s'était pas relevée. La tête avait heurté le coin du buffet, elle était allongée sans bouger et pendant un moment, il avait pensé qu'elle était morte. Au départ de l'ambulance, dans le village personne n'aurait donné cher de sa peau. Elle avait survécu pourtant mais ne s'était plus jamais relevée. Depuis cette terrible soirée, elle vivait dans son lit, les membres inertes, couchée dans sa chambre à l'arrière du chalet. Elle avait parlé d' accident, de chute idiote et faute de preuves, on avait fini par admettre cette version. C'était le vingt novembre d'un hiver tardif. Quelques heures avant, la première neige était tombée sur la montagne.


Il est parti dès les premiers flocons. Une fin d'après-midi de décembre. Il est monté sur la plus haute cime qui surplombe la vallée et là, dans le froid et le vent, il a recueilli dans une grande coupe d'argent la première neige de l'année. Puis il est redescendu jusqu'à chez lui. Il a posé la coupe au bord de la cheminée et a attendu que la neige fonde. Au matin, il a transvasé l'eau dans un verre. Ensuite, il est monté dans la chambre de la femme infirme. Il l'a regardée dormir, l'a réveillée puis lui a donné le verre à boire. Comme l'année passée et l'année précédente. Et cela depuis vingt ans. Sans que jamais elle ne sache rien de ces sorties nocturnes. Et comme chaque fois, il a posé ses grosses mains de bûcheron sur les jambes mortes de son épouse et a dit dans la pénombre : la première neige est tombée, pardonnons-nous.

Puis il a ouvert les volets et   a regardé derrière sa maison. La couche fraîche et blanche de la première neige. Il a essayé de ne pas voir les pas. Les pas sous la chambre de la femme couchée, vingt ans plus tôt. Les empreintes de l'homme en fuite, en direction de la forêt.