Dernière heure

 Luc Baranger

 

Je lui adresse des gestes obscènes. Je l’insulte des noms les plus orduriers, et quand je suis enfin rassasié, je lui coupe la chique. Il ne s’en offusque même pas. Le lendemain, mon frère me regarde à nouveau avec cet éternel sourire timoré de pseudo-intellectuel arriviste et arrivé dont l’unique préoccupation métaphysique est de vérifier s’il n’a pas laissé sa braguette ouverte. Pour qu’il jaillisse dans la lucarne infernale, sur les coups de six heures du soir, il me suffit de presser sur le minuscule clitoris rubescent de la zappette. C’est l’instant de Dernière heure, les vêpres de l’actualité sur Cable Network Corporation. Patrick officie en couleurs, en seize neuvièmes, du lundi au vendredi. En bras de chemise forcément, pour créer cette atmosphère factice de salle de rédaction où « on n’est pas là pour rigoler ». Derrière lui : le ballet orchestré de ses jeunes collaborateurs aux manches relevées et à la cravate très légèrement desserrée. Les filles portent un corsage déboutonné jusqu’à l’indécence autorisée par l’Audimat et des jupes moulantes sur les hanches dont le subtil balancement empêche le téléspectateur en plein naufrage de midlife crisis de sombrer plus avant dans la mélancolie. Au casting, on a pris soin de mélanger les couleurs. Si le Blanc domine (il ne faudrait tout de même pas exagérer), le Noir et l’Asiatique sont bien représentés. Il y en a même un, très mat de peau, avec un court catogan impeccable qui lui balaie le col de chemise comme un joueur de curling, dont on se demande s’ils ne sont pas allés le chercher dans un roman de Tony Hillerman. Les pigistes viennent arracher les dépêches et regagnent leurs bureaux pour les éplucher avec cet air de gravité pénétrée qui sied à ceux qui tiennent le devenir de la planète entre le pouce et l’index, comme une tranche de jambon à la date de fraîcheur dépassée. Je me demande si toute cette jubilation journalistique n’est pas qu’une mise en scène poudre au yeux visant à mettre en valeur Patrick, trônant derrière son bureau, harnaché de ses éternelles bretelles qui sont à mon frère ce que la casquette et le short de collégien sont à Angus Young, le guitariste électrisé d’AC/DC, la comparaison s’arrêtant là.

Chaque soir de jour ouvrable, d’une présence qu’il souhaiterait discrète et oecuménique, Patrick nous honore de son verbiage sans surprise ni relief. Que des élus corrompus se paient honteusement sur le contribuable pour dégobiller des discours aussi creux que leurs poches sans fond, passe encore, mais que des salauds comme Patrick touchent quarante fois le salaire d’une serveuse de restaurant pour régurgiter la vacuité des commentaires de ces parasites, la performance finit par me porter sur le système. Que sortira-t-il de mon creuset intérieur où se fondent la haine et la vengeance ?

Ce soir encore, le représentant de la vox populi médiatique a parlé pour ne rien dire. La voûte de béton du Roxy, un club tout neuf du Connecticut, s’est effondrée sur les derniers spectateurs d’un concert du Grateful Dead reformé pour la circonstance. Patrick a rappelé les pertinents propos du gouverneur, qui a souligné qu' « on ne peut absolument pas conclure avant d'avoir la parole des experts », et ceux du maire de la ville qui a évoqué la possibilité d'un « défaut de construction ».

Mon frère a enterré la notion d’humour si profond dans le jardin de ses humeurs qu’on ne la verra pas refleurir de sitôt. Chaque mot, écrit et lu sur le télésouffleur, a été auparavant trépané, vidé de sa substance, embaumé et savamment remballé pour ne pas froisser la susceptibilité de l’auditeur. Et ça dure depuis vingt-deux ans ! Patrick, bardé de ses poncifs éculés, fend l’actualité avec une confiance de proue de brise-glace à propulsion nucléaire.

Dès que le temps commence à outrager son visage, mon frère met à profit ses vacances pour aller se faire retendre la peau par un chirurgien qui doit aussi pratiquer la plaisance, car il lui efface les bajoues comme on borde un foc un peu flasque. Si un jour la Faculté autorise à se faire greffer des winchs sous le menton, Patrick fera sûrement partie de la première cohorte de cobayes. Il se ruera à la clinique dans son fauteuil roulant. Car j’ai omis de préciser que Patrick Peppercoast est le Franklin Roosevelt du JT, le Raymond Burr de la Cable Network Corporation, l’alibi à roues en titane, le témoignage vivant que la chaîne ne fait pas dans la demi-mesure avec la demi-portion d’une minorité visible. Mieux que quiconque, Patrick a su faire de son accident d’hélico au Vietnam en 72 un fonds de commerce doublé d’une rente à vie.

Il y a quelques années, je suis allé en Europe pour mon travail de traducteur. Après une longue douche qui devait me laver du décalage horaire, je me suis allongé sur le lit, confortablement serré dans l’épais peignoir brodé au nom de l’établissement. Sans penser à mal, j’ai machinalement pressé le bouton de la télécommande. Patrick est apparu sur l’écran, avec ses bretelles et sa cravate à rayures. Il affichait cet éternel et imperceptible rictus moqueur mêlé d’autosatisfaction. J’ai eu l’impression qu’il ne s’adressait qu’à moi. Sur la planète tout entière. Ce fut là une terrible sensation.

Un soir où j’avais bu plus que de raison, j’ai décroché le Holland & Holland qui me sert à effrayer les coyotes les jours de semaine et tuer la grouse le week-end. J’ai épaulé, visé les yeux de Patrick juste avant qu’il ne lance un sujet sur la tonte des moutons au Nevada et j’ai iroshimé le poste. J’ai dû aller en racheter un neuf le lendemain à Ponca City, car la finale du Super Bowl approchait.

Ne pouvant me débarrasser de mon frère par la violence, qui avait une fâcheuse tendance à m’embarquer comme un attelage devenu fou, j’ai changé mon fusil d’épaule, si je peux dire, et opté pour la douceur, souvent la meilleure alliée de la ruse. Je lui ai écrit, une longue lettre, recommencée cinq ou six fois. J’y prétextais que du passé il était temps de faire table rase, qu’à nos âges nos différends n’avaient plus lieu d’être et que, quoi qu’on en dise, que pouvait-il y avoir de plus poignant que cette élingue invisible qui relie à jamais ceux sortis d’un même ventre ? Touché, Patrick m’a expédié quelques semaines plus tard un billet d’avion, m’invitant à passer quelques jours à bord du King #1, son yacht ancré dans la baie de Cheasapeake, ce schooner entièrement équipé pour un paraplégique, une merveille de technologie électronique. J’y ai forcément retrouvé mon ancienne femme, Doris m’ayant quitté dans la force de l’âge pour un homme-tronc dans lequel elle avait moins vu l’homme de la grand-messe vespérale que le tronc où tombent les dollars.

Depuis des années Patrick utilise son yacht pour flatter son image. Il y invite à tour de rôle le gratin de l’édition et du showbiz, sans jamais oublier un ou deux reporters, car il n’apprécie rien tant que se voir, le teint hâlé, la chemise ouverte et les cheveux au vent, dans les magazines people, ceux qu’on lit en faisant la queue à la caisse du Wal-Mart. Quand nous nous sommes séparés sur le ponton, il a vraiment cru qu’entre nous la hache de guerre était enterrée. À Thanksgiving, c’est lui qui est venu chez moi, à Pawhuska, en Oklahoma, pour partager la dinde et célébrer l’amitié retrouvée. C’est quand on en est arrivés au cognac, pendant que Doris débarrassait (« Non, ça va, Oliver, laisse, je connais la maison… »), que Patrick m’a demandé si j’accepterais d’être son nègre, celui qui écrirait son autobiographie qu’une maison d’édition new-yorkaise lui réclamait depuis longtemps avec insistance. Tout petit, j’étais déjà son esclave, me suis-je dit, et voilà qu’il veut que je devienne l’obscur larbin qui lui fera empocher des à-valoir mirobolants. Je n’ai pu me retenir de jeter un œil sur le Holland & Holland au garde-à-lui dans son râtelier.

Ça fait vingt ans que tu traduis les bouquins des autres, m’a-t-il dit, flatteur, écrire, tu sais faire. Et puis moi, j’ai pas le temps, tu sais ce que c’est…

L’occasion était trop belle. J’ai longtemps feint l’hésitation. Avant d’accepter. Avec cet air madré que prennent les putes aguerries avant d’aller faire roucouler le pigeon. Nous nous sommes mis au travail. Ça a duré des mois. Il s’est raconté sur des cassettes, de façon intarissable, ne pouvant endiguer un ego en crue perpétuelle. J’ai pris l’habitude de lui faxer mes épreuves qu’il corrigeait soigneusement, élaguant les détails qui ne le mettaient pas assez en valeur, rayant d’un trait de plume rageur les épisodes malheureux de son existence professionnelle, comme cet interview bidonnée de Ceausescu en novembre 89, qui avait failli lui coûter sa place, ou ses démêlés avec la Justice pour des histoires de corruption passive de la part de députés plus affairistes que républicains.

Le livre, fortement médiatisé bien avant sa parution, devait se trouver en bonne place le même jour, à la même heure, dans toutes les bonnes épiceries de l’âme, de Boston à San Francisco. Certains journaux mis dans la confidence en avaient reproduit quelques extraits en avant-première, histoire de faire saliver le blaireau. Mais ce que mon frère n’avait pas prévu, c’était que, la veille de la sortie nationale d’Une vie bien remplie, autobiographie de Patrick Peppercoast, parut, de New York à Los Angeles, Une vie bien remplie de faux-semblants, la biographie de Patrick Peppercoast écrite par Oliver Peppercoast. Le texte des deux cent quatre-vingts pages des deux ouvrages était rigoureusement identique, à l’exception de quelques vérités bonnes à dire et des « je » de l’autobiographie se trouvant remplacés par des « il » dans son insolente petite soeur.

Au soir de cette funeste et jouissive journée, le nouveau présentateur de Dernière heure, l’œil humide et la voix cassée par la peine, a ouvert le journal de CNC en annonçant le suicide aux barbituriques de celui qui avait été un modèle spirituel, un exemple, une icône pour toute une profession.

 

Depuis cette histoire, j’ai arrêté de tirer stupidement sur les postes de télé et d’effrayer les coyotes. Je me contente de la grouse. Et encore, pas toutes les fins de semaine.

 

Luc Baranger 2004