Compagnie So What

Le blues du dentiste

Xavier Fulconis, un nom qui n’évoque probablement rien pour vous, s’appelait de son vrai nom Xavier Boyer. Il était dentiste dans l’arrière pays niçois, mais aussi, à ses heures, écrivait et surtout  jouait de la musique de Jazz.
Il avait commis quelques  nouvelles, des histoires policières dans les milieux de la musique, et vendu en quelques années 25 000 livres. Cela lui avait permis de compléter son salaire et de passer quelques vacances dans le village suisse de son grand-père, tout près des chutes du Rhin.
Ses différents livres étaient vendus régionalement, car il n’avait aucune prétention littéraire. Il avait même écrit un livre de cuisine niçoise. Quand aux romans policiers, de courtes nouvelles en général,  ses intrigues étaient toutes basées sur le crime parfait, commis après avoir étudié tous les ressorts de la personne à supprimer, qui était généralement quelqu’un que la justice n’aurait pu légalement poursuivre. Un sorte de justicier des erreurs judiciaires. Il s’était même fait raconté toute une série de meurtres non résolus par le Commissaire Pari, qu’il avait connu par ses amis de l’orchestre « Compagnie So What », suite à une sombre histoire dans le milieu du Jazz de la Côte d’Azur*.

Mais, la véritable fierté de Xavier, son ressort secret, était surtout d’être guitariste de jazz. Dès qu’il sortait de son cabinet de dentiste, il travaillait la musique. Il se produisait avec bonheur avec un sextette honorablement connu dans sa région, voire un peu au delà. Le petit milieu des musiciens de Jazz voyait en lui un amateur un peu plus qu’honnête. Mais, qu’il joue depuis trente ans dans toutes les boites de la région, au So What à La Gaude, au Bar du Perroquet, au Bar en angle, et ait pu côtoyer dans les Festivals off  quelques pointures internationales n’impressionnait personne, sinon lui-même.

Il vivait donc en paix, entre son travail, qu’il aimait, l’écriture d’un livre de temps en temps, et, bon an mal an, une dizaine de concerts de Jazz.
Tout aurait pu continuer ainsi jusqu’ à ce que l’âge et l’arthrite l’empêchent de jouer de la musique avec ses amis, ou que son éditeur prenne sa retraite.

C’était sans compter sans l’acharnement d’un critique de Jazz, Paul Beltrando. Celui-ci, du jour au lendemain, en mal de copie, avait décidé de faire de Xavier Fulconis le bouc émissaire de toute la haine qu’il portait, dieu sait pourquoi,  aux musiciens  de jazz amateurs. Petit rédacteur acide dans un mensuel célèbre de Jazz, il était surtout connu pour ses critiques acerbes. Le groupe avec lequel Xavier jouait, avait auto produit un CD et l’avait envoyé aux diverses revues spécialisées dans le Jazz.

Et, Paul Beltrando avait chroniqué, avec la méchanceté d’un crachat au visage : «  le premier, et nous l’espérons dernier, CD du groupe dans lequel joue un certain Xavier Fulconis, est un véritable outrage à toute l’histoire de la musique de Jazz » … « Xavier Fulconis arrive à lui seul à annuler le travail honnête des musiciens du sextet dans lequel il joue » … « ses solos sont l’apogée du manque d’imagination du Jazz français amateur» … « pourquoi perde 15 € et son temps à écouter ce musicien alors qu’on pourrait faire des choses plus passionnantes, comme d’aller vider sa poubelle » … « Xavier Fulconis est à la guitare ce que les Mac Donald sont à l’Hôtel de Paris à Monaco ».

Xavier, que les critiques avaient ignorés durant trente ans de musique dans les boites de Jazz de la région niçoise et les Festivals  de la Côte d’Azur, se demanda tout d’abord ce qui avait pu déclancher tant de haine. Lui qui n’avait jamais prétendu faire des solos de génie. Lui qui s’était toujours défini comme un honnête musicien  de club, capable de jouer après avoir longtemps rodé les morceaux avec son groupe, mais boeufeur médiocre. A peine un musicien de boite de Jazz, et en aucun cas un novateur ou un technicien hors pair. Le seul talent qu’il se reconnaissait, était de n’imiter personne. Il savait qu’aucune de ses compositions ne lui survivrait. Aucune de ses improvisations ne seraient reproduite sur papier pour être étudiées dans les conservatoires de Jazz (encore qu’accoler « Jazz » et « Conservatoire » avait le don de l’amuser). Pourtant, il avait su faire taper dans les mains, dodeliner de la tête, ou claquer des doigts. Faute d’exalter, il avait su faire passer de bons moments. Et ça n’était déjà pas si mal.
Mais l’article de Paul Beltrando donna rapidement le « La » à d’autres critiques dans les mensuels puis les hebdomadaires en mal de copie. L’article fut repris par les autres journaux soucieux de ne pas être de reste. Quelques hebdomadaires, se targuant d’un spécialiste de Jazz qui ne s’était même pas donné la peine d’écouter le disque imprudemment produit, mais qui avait dix lignes à pisser, emboîtèrent le pas. Son nom fut vite synonyme de musicien « amateur » médiocre, de ringard, de démodé. On créa même un néologisme avec son nom : tout musicien de Jazz sans éclat particulier fut qualifié de « fulconien ».

Cette soudaine et calamiteuse notoriété tomba bien sûr aussi vite qu’elle était venue. Comme disait la grand-mère de Xavier : «  il ne faut pas se soucier de ce qu’on dit de toi dans le Nice Matin  du lundi quand on sait que le vendredi il servira à emballer le poisson ». Mais Xavier qui, comme beaucoup de musiciens était un peu paranoïaque et déjà hyper sensible aux critiques de ses amis, ne supporta pas ces articles et ne fut plus jamais le même.
Trente années de travail, de plaisir, d’improvisation devant un public sympathique, furent écrasées par deux colonnes dans un journal. Il se sentait frappé d’indignité. Son inspiration réelle pour l’improvisation le quitta pour ne jamais revenir, comme si, après avoir cherché des centaines de fois la succession de notes qui mettraient en valeur un thème ou une harmonie, il venait de perdre d’un seul coup toute sa fraîcheur.  Il interrompit les répétitions avec ses amis qui, comprenant cette crise passagère (ce n’était pas la première fois qu’il avait des états d’âme), annulèrent les deux contrats en cours. Mais Xavier ne revint jamais.
Comme pour se faire oublier totalement, il quitta la France pour la Suisse. Par chance, il venait d’hériter de son grand-père, suisse allemand, une petite maison à Schaffhouse, et admirait tous les matins les chutes du Rhin.
Il rangeât définitivement la guitare dans sa boite, mais se remit à écrire des romans policiers.
Il se passionnait, non pas pour le pourquoi, ni pour le qui, mais pour le comment des meurtres parfaits avec des auteurs jamais arrêtés et des mobiles liés à la malveillance des assassins. Il arriva à collectionner des dizaines de recettes pour occire de manière discrète les « méchants » de ses romans, parus ou à paraître.  Cette présentation originale lui valut petit à petit une certaine notoriété dans les milieux littéraires et surtout dans les librairies des aéroports et halls de gares.
Un an plus tard, il n’avait toujours pas réveillé sa guitare, et vivait au rythme des habitants de la petite bourgade suisse, promenant son chien le matin, et buvant sa bière dans la petite taverne de la grand-place le soir. C’est dans cette grande salle enfumée que le hasard lui fit rencontrer un soir une personne qui réveilla en lui les vieux démons de la musique.
L’homme était monégasque, traînait avec lui une housse de saxo, et s’appelait Sam di Grégorio. Xavier et lui avaient lié connaissance en parlant de musique, et l’habitude s’était nouée autour du bock de bière quotidien et vespéral. Tous deux avaient fréquenté les musiciens du So What, mangé la daube de « la rougne », boeufés avec « chouchou », le batteur, ou Oy le sax. Tous deux appréciaient les accords du Chinois, au piano, les solos de guitare de « l’ingénieur » et les blagues délicates de Brut rançous, le contrebassiste du lieu.
Sam ne souriait jamais, ne parlait que de l’essentiel, et faisait ressortir en toute circonstance le côté sombre de toute actualité. Il en était conscient et s’en excusait parfois. Un soir, il finit par raconter comment il avait subit un revers qui avait gâché toute son existence.
- je sors de prison pour un délit que je n’ai pas commis.
- …tu veux qu’on en parle ?
- c’est une très longue et triste histoire
- ma foi, mon chien et moi avons tout notre temps, répondit Xavier, qui fit ainsi une des plus longues phrases de la journée.

Quelques années plus tôt, Sam le monégasque, cadre supérieur dans une banque de la Principauté, avait eu le malheur de s’associer, pour créer une société, avec un homme, Jean, dit « l’Ange ». En fait, celui-ci était un truand niçois notoire qui réussit à le ruiner en quelques mois. Pire, il avait maquillé la comptabilité de leur affaire de manière à provoquer une enquête de la brigade financière. Sam, qui apparaissait imprudemment comme administrateur délégué dans la société anonyme monégasque, fut accusé de blanchiment.
- la ruine, la perte de mon emploi, le déshonneur, le harcèlement des journalistes, la bêtise d’une jeune juge qui ne connaissait rien à la banque, et pour finir, un article retentissant dans Le Monde par un journaliste qui était lié à l’expert qui l’avait fait condamné, j’aurais pu me remettre de tout. Mais il y a eu la prison…
Les quelques mois passés dans les geôles de la Principauté l’avaient cassé à jamais. Il poursuivit son récit jusqu’à une heure avancée de la nuit pour terminer sa triste histoire par :
- il ne me reste plus qu’à le tuer
- tuer qui ? Relança Xavier qui faisait semblant de ne pas comprendre.
- tuer cette ordure, puis me suicider après avoir tout écrit, pour ne jamais retourner en prison.
Xavier prit cette confession comme un appel au secours pour ne pas passer à l’acte. Mais Sam insistait, et plus il parlait, plus Xavier comprenait que seule cette vengeance redonnerait un sens à sa vie, et même à sa mort. Tant que « l’Ange » serait vivant et pourrait faire de nouvelles victimes, Sam ne retrouverait pas la paix de l’âme.

Toute la journée du lendemain, Xavier pensa à ces confidences, et à la détermination de Sam à faire justice lui-même. Le message était fort, l’homme intelligent et résolu. Tenter de l’en empêcher aurait été inutile. Mais imaginer Sam se suicider après être passé à l’acte perturbait Xavier plus que tout le reste. Il attendit impatiemment le soir pour aller, à la fin de sa promenade, déguster sa bière. Sam était déjà là.
- tu as bien analysé la situation et as raison sur un point. Tu te feras arrêter dans l’heure suivant le meurtre et tu seras inculpé.
- mais, répondit Sam, tu ne m’as pas écouté, je me serais suicidé avant.
- je n’aime pas t’entendre dire cela.
- ta sollicitude me fait du bien, mais, même si ta délicatesse d’ancien musicien me touche, tu es totalement incapable de m’aider dans cette affaire trop personnelle et que j’ai même eu tord de te raconter.
Si Sam n’avait pas prononcé cette dernière phrase, il est fort probable que Xavier n’aurait pas dit  à son tour :
- en es-tu certain ?

Ce soir là, Sam laissa à Xavier le soin de poser toute une série de questions sur les habitudes de Jean « l’Ange ». Etait-il marié, avait-il une maîtresse ? Quelles étaient ses habitudes dans le Vieux Nice ? Quelles étaient ses fréquentations ? Avait-il des amis journalistes ? Quels étaient ses centres d’intérêts ? Avait-il des faiblesses ? Quelles étaient ses connaissances dans le milieu niçois ?
Sam répondit du mieux qu’il pu et les deux amis se séparèrent tard dans la nuit.
Xavier passa la journée du lendemain à relire toutes ses notes sur les crimes parfaits.
Et les deux hommes se retrouvèrent le lendemain soir devant leur éternel verre de bière.
- J’ai bien réfléchit, commença Xavier. Jean n’a pas de vie régulière, par contre, il fréquente toujours l’église des Pénitents rouges et y côtoie ses amis de la Loge du saint Suaire avant d’aller prendre son « jaune » au Bar du Perroquet tout proche.
- Exact, il ne rate jamais son rendez-vous de 19 heures, prend l’apéritif avec les mêmes amis et va dîner dans le vieux Nice ou à Monaco.
- T’a-t-il revu depuis ta sortie de prison ?
- Jamais.
- Il roule toujours avec sa moto trial. Il a un comparse qui gère pour lui toutes ses affaires financières dans une officine de Monaco, où il se rend souvent.
- Toujours à moto ?
- C’est sa passion.
Après un long silence, Xavier regarda Sam dans les yeux.
- Hem ! Je pense qu’on un coup à tenter, il reste à peaufiner ton alibi.
Xavier commença une longue démonstration, et les deux hommes ne se séparèrent que tard dans la nuit.
Ils se voyaient pour la dernière fois, et avant de se quitter, Xavier dit à Sam : attention, le seul écueil que je connaisse au crime parfait, est de l’être, …parfait.
Son auteur a tellement envie que l’on connaisse son chef d’œuvre qu’il ne peut s’empêcher de le raconter et de se faire prendre.
Xavier ne revit jamais Sam. Celui-ci retourna sur la Côte d’Azur le lendemain, et Xavier reprit ses habitudes dans sa petite bourgade suisse tranquille.
A une différence près, il n’écrirait plus jamais de romans policiers sur les crimes parfaits, c’était beaucoup plus excitant de les vivre.

Deux mois plus tard, la couverture de Nice Matin lui apprit la mort, par accident de moto, sur la grande corniche, après avoir quitté le Bar du Perroquet à l’heure de l’apéritif, d’un certain Jean, bien connu dans les milieux niçois sous le surnom de « l’Ange ». Il s’avéra que l’homme en question gérait en sous main toute une série d’escroqueries bancaires. On retrouva chez lui des documents accablants sur ses malversations. Sa spécialité étant de faire porter le chapeau à des innocents, dont un certain Sam, employé de banque Monégasque, et que la justice allait réhabiliter.
Pour la première fois depuis bien longtemps, Xavier se senti serein.
Il ne revit jamais Sam, mais reçu de sa part, quelques semaines plus tard, un courrier anodin lui donnant de ses nouvelles et lui racontant sa nouvelle vie.
Seule la fin le fit sourire. «  J’ai un ami qui vient d’avoir quelques soucis et qui a besoin d’écoute. Tu m’as été d’un secours précieux au moment où j’allais au plus mal. Te serait-il possible de le recevoir et de l’écouter ? Je me suis permis de lui donner l’adresse du bar en suisse où nous nous étions rencontré »

Le rendez-vous eu lieu une semaine plus tard, devant l’éternel bock de bière avec le chien en boule à leurs pieds.
- J’ai été roulé par une ordure. C’est une très longue histoire, et, voici six mois qu’à Nice, j’ai …
- Je fais confiance à Sam pour l’histoire, parlez-moi plutôt des habitudes de la personne qui vous a fait tant de mal.

Xavier ne retourna jamais à Nice. Il s’était habitué à son petit quotidien. Deux à trois fois par an, il recevait à la terrasse du petit bar, de la petite place en Suisse, des gens honnêtes et désespérés. Il n’écrivit plus jamais une ligne, n’eut plus jamais le Blues du dentiste, et gagna sa vie tout à fait correctement. Un peu mieux qu’avant même.
Du reste, rien ne vint lui rappeler sa vie antérieure, entre son métier et sa passion du Jazz, jusqu’au jour où, …
Une jeune femme s’approcha de sa table et s’assit.
- Laissez moi vous raconter…
- Je ne veux pas connaître l’histoire, donnez-moi juste des détails sur lui, parlez-moi de ses habitudes.
- Il s’appelle Paul Beltrando, il est critique de Jazz connu, et s’est mis à jouer de la musique de Jazz, médiocrement, ma foi, comme beaucoup de critiques.
Il …

Xavier Boyer allait offrir à la jeune femme une belle revanche, de celle qu’on n’écrit jamais. Ce serait son chef d’œuvre secret. Peut-être même allait-il ouvrir à nouveau sa housse de guitare pour égrener un petit blues !
Et alors !

* voir « Meurtres dans le Vieux Nice », le premier polar bilingue Franco-nissart aux Editions SERRE