Un homme qui boit

 

Après 10 ans passés en ZEP, j'estimais avoir bien mérité de l'Education Nationale et j'avais demandé à être affecté dans un village, le plus loin possible de Nîmes et des barres, des blocs, de tous ces lieux où s'entassaient les familles que l'on ne considérait comme vraiment nîmoises qu'au moment des élections. C'est ainsi que je découvris un beau matin, après l'alternance de prairies grasses et de forêts de châtaigniers, au détour d'un ultime virage en épingle en cheveux, le village en question.

L'Académie m'avait servi ! Je n'avais jamais rien vu d'aussi hideux que cette agrégat de maisons grises et crasseuses. Encore un de ces villages qui crevaient à petits coups de subventions après la fermeture des mines et des usines de la région, sans qu'on se donnât la peine d'envisager une quelconque reconversion, dans le tourisme par exemple. J'en vins à regretter mes ZUP.

Une femme sans âge m'indiqua le chemin de l'école en essuyant des doigts d'homme sur sa robe de viscose fleurie. J'avais une heure pour faire le tour des lieux. Une salle de classe au rez-de-chaussée, chaleureuse et récemment rénovée. Au premier étage, l'ancien appartement de fonction, délabré, la municipalité s'étant contentée de refaire la toiture, avec la poussière de fibres de verre que soulevaient mes pas, et la gorge qui me grattait. Bon, il me faudrait trouver un logement au plus tôt.

Les enfants se présentèrent, certains accompagnés d'un parent ou d'une grand-mère, les autres déboulant du petit car qui assurait le ramassage. Ils me souriaient et n'étaient pas assez sages pour être ennuyeux. Je remarquais combien les grands étaient attentifs envers les plus jeunes. Les âges s'étalaient de la grande maternelle au CM2, les plus petits étant accueillis dans un village voisin. En fait je passais une première journée agréable, faisant plus ample connaissance avec chacun, évaluant leur niveau et leur possibilité, mangeant avec eux à midi pour ceux qui restaient à la cantine, presque tous en fait. L'ASEM, Nathalie, était une grosse fille rougeaude qui riait facilement et que les enfants adoraient. Bon, j'aurais pu plus mal tomber !

Restait à résoudre la question du logement. J'en parlais à Nathalie, qui me dit que ce serait difficile, elle ne connaissait rien à louer dans le village, par contre vers la Grand Combe peut-être… Je me voyais mal faire le trajet tous les jours, par tous les temps.

- Peut-être chez Nadine, mais c'est fermé en ce moment !

Elle m'indiqua un bâtiment trapu sur trois étages qui dominait la rivière, encore plus inhospitalier que les maisons du village. Je distinguais H.TEL DES C.V.NNES sur la façade.

Ma vieille R5 ne consentit à gravir le raidillon qu'en première. Je frappai à la porte.

- Entrez, la porte est ouverte, mais l'hôtel n'est ouvert que l'été.

Je levais la tête et ne vis qu'une ombre entre les volets mi-clos du dernier étage.

- Montez toujours !

Elle m'attendait sur le pallier. C'était une femme usée jusqu'à l'âme. Dans ses yeux, je lus tous les rêves de petite-fille et d'adolescente mortes en elle. Sa bouche charnue s'affaissait légèrement sur les côtés en une moue désabusée, confirmant mon impression première. Sa chevelure épaisse et d'un noir qui trahissait ses origines latines, retenue en chignon par un peigne de nacre, rappelait que Nadine avait due être belle plus jeune, et que la vie… La vie avait fait d'elle ce qu'elle était aujourd'hui.

- Je vous l'ai dit, c'est fermé, vous comprenez il ne vient personne hors saison, et c'est trop d'entretien, alors je ferme. Ce serait pour plusieurs nuits ?

Je souris. Bon, elle avait envie que je reste, mais demandait à se faire prier. Je n'étais pas dupe, et elle le savait. Elle sourit aussi, ses yeux brillèrent d'un éclat qu'ils n'avaient pas, et son visage s'illumina.

- Je suis le nouvel instituteur, en fait c'est un appartement que je cherche pour toute la durée de l'année scolaire, et peut-être davantage.

- En été, ce n'est pas possible, il y a les touristes, mais on peut discuter. Je dirai même que ça nous arrangerait bien, côté finance, parce que vous savez, c'est dur par ici. Il vous faudrait habiter le dernier étage, vous comprenez pour l'entretien. Il n'y a qu'une chambre, avec salle de bain, le reste c'est notre appartement. Pour la cuisine, on fait restaurant l'été, alors vous pourrez vous servir des fourneaux, et les frigos sont vides. Je vous demande seulement de laver votre vaisselle et de ranger après avoir mangé…

J'entendis qu'on montait l'escalier, d'un pas lourd et hésitant.

- C'est mon mari !

- Ah bon ? Il a fini de travailler ?

- Lui, travailler ? Vous plaisantez, il revient du bistrot, comme d'habitude. C'est un bon client vous savez. Sans lui, il y a longtemps que ce serait fermé chez Lulu.

L'homme entra. Il avait des cheveux filasse et le teint cireux qu'ont les poulets dans les supermarchés, avec les veinules sur les jours et le nez des alcooliques. Ses yeux étaient rouges et il puait la mauvaise sueur et la vinasse.

- C'est qui lui ?

- Un client.

- Un client ? Tu me prends pour un con, on est fermé.

- Un client à l'année. Enfin, jusqu'aux vacances. C'est le nouvel instituteur. Ça nous fera une petite rentrée d'argent.

Elle avait prononcé les mots magiques !

- Eh ben on va arroser ça, tu bois un coup mon gars ? Va chercher une bouteille toi, au lieu de rester là à rien faire…

- Une bouteille ? Quelle bouteille ? Tu as fini la dernière hier, tu ne te rappelles pas ?

- Tu ne pouvais faire des courses ?

- Tu sais bien que la voiture est au garage et qu'on n'a pas de quoi payer les réparations !

- Ça ne fait rien, je ne bois pas, juste en mangeant !

L'autre me regarda en coin. C'était dit, on ne serait pas copains.

- Bon, si je pouvais voir ma chambre et parler un peu du prix. Je vous ferai une avance bien sûr !

- Pas de contrat grinça l'autre, j'ai pas envie de payer des taxes pour des faignants de fonctionnaires.

On ne serait vraiment pas copains !

 

Je pris mes petites habitudes, je sympathisais avec les parents d'élèves et avec le maire, les vieux s'amusaient à me parler patois, je leur répondais dans celui de Nîmes ce qui les amusait. J'en oubliais la laideur du village. Le soir je cuisinais avec Nadine. On prit l'habitude de manger ensemble et de parler de choses et d'autres. J'aimais l'entendre rire.

 

Le premier incident eut lieu un mois plus tard. J'entendis des bruits de disputes et de coups. Je restais un moment sans savoir que faire, me sentant lâche, mal à l'aise au possible, puis n'y pouvant plus, je rentrais dans l'appartement. Nadine était debout, une joue enflée. Nul doute que demain elle aurait un coquart.

- Je m'excuse, j'aurais dû intervenir plus tôt !

Elle rit :

- C'est parce que tu l'as pas vu, l'autre !

C'était la première fois qu'elle me tutoyait.

Il gisait sur le parquet, son nez et sa bouche saignaient.

- Aide-moi plutôt à le mettre sur le canapé !

Je le pris par les épaules, elle par les pieds, et on balança le paquet qui ne se réveilla même pas.

- Bon ben à demain alors !

- A demain, Nadine !

Une semaine plus tard, elle frappa alors que j'étais en train de corriger les devoirs.

- Tu peux me donner un coup de main ?

L'autre était affalé dans l'escalier, en état de coma éthylique avancé.

- Tu ne crois pas qu'on devrait appeler un docteur ?

- Pour quoi faire ? S'il pouvait seulement crever. Mais il ne me fera pas ce plaisir !

On chargea de nouveau le paquet et on le jeta sur le canapé, comme la fois précédente.

- Reste un peu, me dit-elle.

Elle m'entraîna dans la cuisine.

- J'ai envie.

- De quoi ?

- De faire l'amour, de baiser, appelle ça comme tu voudras. L'autre, quand il a pas bu il peut pas, quand il a trop bu, il peut plus, et quand il a bu juste ce qu'il faut il peut mais il me cogne, alors j'ai envie, pour moi, pour toi, et pour lui.

- Pour lui ?

- Pour me venger de lui !

Je ne suis pas prêt d'oublier cette nuit-là ! Les petits gémissements qu'elle poussait quand ma langue courait sur son corps, le feulement de satisfaction quand je la pénétrais, ses ongles s'enfonçant dans mes épaules quand j'éjaculais. Nous eûmes toutes les audaces !

Et la vie prit un cours nouveau dans ce petit village que j'avais trouvé sordide en arrivant. Le soir, lorsque son mari ronflait sur le canapé, elle venait me rejoindre dans ma chambre, et passée la première fougue, nos étreintes étaient plus caressantes, nos mots plus tendres, nous étions devenus partenaires et déjà complices.

 

Vint ce soir de Noël où elle frappa de nouveau.

- J'ai encore besoin d'un coup de main.

Je lus dans son regard une résolution farouche.

Il était sur le pallier du dernier étage. Je le pris par les épaules, elle par les jambes. Je la sentis hésiter. Je la regardais. Elle me regarda. Le corps bascula par-dessus la rampe pour s'écraser trois étages plus bas.

Un homme qui boit, un accident c'est si vite arrivé !

 

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